"Une oeuvre qui aspire, même modestement, au titre d'oeuvre d'art doit à chaque ligne comporter sa justification".
Joseph Conrad Préface du Nègre du Narcisse
Le Quatre-mâts barque "Comme Moi" après restauration. Photo G.A.
Tout le monde connait l’image « d’Epinal » du bateau en bouteille : un grand trois, quatre ou cinq-mâts, barque ou carré ; qui cingle fièrement au vent, avec ou sans ses voiles ; dans une vieille bouteille, avec ou sans cul. Cette image a fait le tour du monde, et lui même aussi parfois, à bord du grand frère éponyme sur lequel il a souvent été conçu avant d’être offert terminé et rendu au port, au capitaine, à l’épouse ou la fiancée.
Cependant, son immense popularité masque une longue chaîne plus que bicentenaire, méconnue, dont il ne représentait, à l’époque de la disparition de son grand modèle, que le dernier maillon en date.
Mais personne ne sait quand ni pourquoi, un jour, un individu un peu bizarre, sans doute introverti, à eu l’idée saugrenue d’introduire autre chose qu’un fluide ou un pulvérulent dans un flacon de verre à l'étroit goulot .
"O Bouteille,
Plaine toute de miftères, ..."
François Rabelais Le Cinquiesme Livre.
Le plus ancien montage qui me soit connu proviendrait de la région du Schleswig-Holstein, aujourd’hui partagée entre l’Allemagne et le Danemark. Daté de 1679, verre brisé dans le haut, il représente ce qu’il est convenu d’appeler une « mine à étages ».
Mine à étages, 1679, Schleswig-Olstein. (gauche) photo X
Mine à étages, Jean-Christian Preust, 1745, (centre) photo X
(Tailleur de pierres ou autre activité ?) J.C.Heros, 1719. Musée d'Erlangen,
Bavière. (droite) photo X
Dans un flacon de section carrée, trois planchers reliés par des colonnes torses nous montrent les parties souterraines et aérienne d’un puits de mine. Au fond, deux ouvriers s’affairent parmi des blocs de minerais, l’un poussant une brouette. Les étages sont percés de trappes de descente au dessus desquelles des tambours permettent de remonter des seaux suspendus à des cordes. Une échelle apparemment décollée permettait de monter ou descendre les étages.
D’autres modèles incluent des ânes traînant des chariots, des personnages en costume local, attaquant à la pioche des monticules de minerai surmontés de cristaux. Le niveau supérieur montre la surface à l’air libre et le traitement des matériaux extraits de la mine, cristal ou métal précieux, taille ou fonderie, machine à frapper les monnaies.
Ces représentations foisonnent en Europe centrale dont les montagnes recelaient or, argent, cristal de roche, améthystes, agates…. Les mises en scènes sont plus ou moins élaborées, colorées, détaillées, avec des personnages parfois très nombreux, portant parfois un costume à jupette typique de ces régions.
Mine (d'or ?) avec le monogramme Jamais, combinaison de lettres se rapportant au Duc Jean Ernest Von Sachsen Saalfeld,
1680-1729. (gauche) Photo X
Lustre en ébène et ivoire, 17e siècle. Musée Herzog Anton Hulrich de Brunswick. (droite) photo X
Détail important : tous ces flacons sont fermés par un bouchon de bois verrouillé intérieurement par une clavette. Souci d’augmenter le mystère de l’introduction, ou nécessité d’empêcher la perte d’un bouchon de bois dur qui devait nécessairement garder un jeu suffisant pour ne pas éclater le goulot en gonflant à l’humidité ?
En 1719 apparait un personnage en perruque, tricorne et jaquette d’époque, assis devant une machine complexe. L’œuvre est signée J.C. Heros (musée d’Erlangen, Bavière). S’agirait-il d’un tailleur de pierres précieuses, homme habile, important, bien rémunéré et donc bien habillé. Il existe au moins deux autres compositions similaires. Il faudrait pouvoir observer en détail la machine et déchiffer les légendes.
D’autres suivent, puis, dans un tout autre registre, l’on trouve au musée Herzog Anton Ulrich de Brunswick (Basse Saxe) un lustre étonnant du XVIIe siècle fait d’ivoire et d’ébène, suspendu au bouchon, toujours fermé par l’incontournable clavette.
L’année 1752 voit à Vienne la réalisation d’un hôtel religieux avec son Christ en croix, cierges, vases, fleurs et inscriptions liturgiques. C’est l'une des plus anciennes, toujours à ma connaissance, d’une longue série des bouteilles dites « de la Passion » qui représentent, outre les épisodes de la vie et de la mort du Christ, (nativité, crucifixion, déposition de Croix…) des messes et des mariages.
Christ sur Hôtel, Vienne 1752. photo X (gauche)
Christ en croix, Frères Bazin, Saint Méloir, Bretagne; 1763.
photo X (droite) Aimablement communiquée par Jean Le Bot.
Quant à la France, le musée de Alsacien de Strasbourg en possède une datée de 1740. Celle ci-dessus, bretonne, représente un calvaire : le Christ entouré des deux larrons, muni de tous les attributs de la Passion. Elle porte la signature « F’rs Bazin Fecit, A St Méloir, ce 7 aoust, année 1763 » (Frères Bazin, fait à Saint Méloir…).
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Et enfin, nous y voila, en 1784, le Capitaine de Vaisseau vénitien Giovanni Biondo nous offre le tout premier bateau en bouteille connu. Pour un coup, d’essai ce fut un coup de maître, et il n’a pas choisi la facilité. Trois mâts, batteries de canons, grand réalisme, monté dans un ballon en verre de Murano retourné cul par-dessus tête. Le vaisseau repose sur une planchette elle-même posée (collée ?) sur le verre. La forme du ballon semble avoir obligé l'auteur à raccourcir et relever le mât de beaupré. Le bouchon fait aussi fonction de socle, une grande clavette courbe et asymétrique le bloque à l’intérieur. Un belle prouesse d'assemblage et de fermeture. Entre 1786 et 1791, le Capitaine Biondo réalise trois autres vaisseaux de même qualité.
Giovanni Biondo, Venise 1784,
Musée d'Art et d'Histoire de la Civilisation de la ville hanséatique de Lübeck.
(gauche) photo X
Voilier hollandais suspendu. Musée maritime de Rotterdam. (droite) photo X
Francesco Biondo, Venise, 1806, Musée du verre de Murano (?) photo X
Les Pays Bas se manifestent en 1795 avec un typique voilier à fond plat, livarde et dérives latérales. Une nouveauté : il tient, comme le lustre, suspendu à la clavette par deux fils (pardon : cordages) frappés à l’avant et à l’arrière du pont.
Un Francesco Biondo (fils ou neveu de Giovanni ?) inaugure le XIXe siècle. La silhouette du navire se modernise, mais la méthode d’embouteillage reste la même, il complique à souhait la fermeture par six « contre-clavettes » courbes pour épouser la forme du verre, fichées dans la clavette principale.
Ces vaisseaux inaugurent une longue série de voiliers en carafe, posée debout ou retournée. Réalisés souvent en matériaux nobles : buis, ivoire, ébène, parfois, en marqueterie de paille colorée, certains avec une extrême finesse d’exécution. Parallèlement sont confectionnés des montages complexes dignes d’un petit musée des arts et métiers : charrettes, cabriolets, dévidoirs à laine, rouets, moulins... mais toujours, toujours, en carafe ou ballon.
Quelle différence entre bouteille et flaccon ?
Grande, car la bouteille est fermée à bouchon, et le flaccon à viz."
François Rabelais Gargantua.
Il faut attendre l’allongement des voiliers et l’abaissement relatif de la hauteur de leur mâture - l’époque des clippers puis des grands voiliers en fer - conjugués avec l’apparition des bouteilles longues, pour que naisse enfin notre célèbre bateau en bouteille, peut-être vers les années 1870-80.
Après la disparition des derniers grand-voiliers entre les deux guerres, le flambeau est passé aux mains des cap-horniers en retraite, des gardiens de phares, puis des modélistes, marins ou non, mais toujours amoureux de leur objet.
Bien des questions restent sans réponses ? Apparu selon tout probabilité en Europe, le bateau en bouteille à fait le tour du monde. Est-ce dû au développement et à la rapidité croissante des traversées océaniques. Parti de Nantes ou de Hambourg, un matelot terminait son ouvrage sous le regard attentif de l’équipage avant de débarquer quelques mois plus tard à Valparaiso ou Nouméa. Certains d’entre eux colportaient-ils vers d’autres horizons et d’autres ports la méthode qu’ils avaient patiemment observée ? Ou bien d’autres formes originales, centrées sur la symbolique, telles que les Takarabune japonais décrits par Bernard Dulou dans un récent Rose des Vents (N° 129), sont-elles apparues de façon indépendante ?
L’absence de tout lien semble pourtant difficile à imaginer et il est plus plausible que chaque région du monde ait adapté le bateau en bouteille européen à sa propre culture maritime.
Takarabune Makio. Japon. non daté.
photo X, aimablement communiquée par Bernard Dulou, A.B.B.
Bouteilles "impossibles", comptemporaines. photo X, (capture d'écran)
Aujourd’hui, la diversité des sujets traités en bouteille n’a plus de limites : transatlantiques, trimarans, hôtels flottants, locomotives, aéronefs, montgolfières, chars d’assaut, skieurs, animaux, caricatures humoristiques…. absolument tout peut se voir en bouteille.
L’on voit même "l’embouteillage" d’objets industriels de grande diffusion : balles de tennis, paquets de cigarettes, jeux de casse tête chinois en matière plastique, châteaux de cotons tige, appelés…. bouteilles impossibles :
Mais pour rêver et partir au loin ...
"Un navire y passait majestueusement ;
Il a vu la bouteille au gens de mer sacrée : ... "
Alfred de Vigny Conseils à un jeune inconnu.
G.A. 2009
Reprise d'un article paru dans "Rose des Vents", bulletin de liaison de l'Association Bateaux en Bouteille, et synthèse de trois conférences données à l'auditorium du Musée de la Marine, pour l'Association des Amis du Musée de la Marine.
Il n'a pas été possible d'attribuer l'origine de certains des documents illustrant cet article, toutes informations le
permettant et permettant de compléter les connaissances sur le sujet seront les bienvenues.